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L'ABSENT

L’absent


 

PLIC.15.jpgLa girouette, tout au haut du clocher, indiquait  nord-est. Le vent soufflant par rafales et l’amoncellement de plus en plus important de nimbus annonçaient qu’il ne se ferait pas tard avant que la neige n’apparaisse. En ce mardi 20 novembre 1945, d’un ton lugubre, les cloches de l’église paroissiale pleuraient le départ de Joseph-Ernest Brodeur. L’approche de l’hiver laissant beaucoup plus de liberté aux cultivateurs, ses funérailles réunissaient presque tout le  village. Joseph-Ernest était l’ami de tous, même si aucun ne souhaitait avoir recours à ses services : la Grande Faucheuse ramassait même les croque-morts. Immédiatement à la suite de l’imposant cercueil de chêne, se retrouvaient  ses fils : Henri, Germain et Gabriel.


Jamais, madame Jos. Ernest, comme on l’appelait par ici, n’avait donné naissance à des filles. Son départ précipité vers un monde meilleur avait laissé un époux désemparé, mais bien résolu à élever seul, ses trois fils et à les faire instruire. A ses yeux, personne ne remplacerait celle qui avait été sa  compagne de vie durant huit années. A quelques exceptions près, on pouvait dire que les objectifs avaient été atteints. Même s’il avait cru arriver à tout faire seul, il réalisa vite qu’il ne connaissait pas grand-chose en cuisine, qu’il ignorait les façons de soigner des enfants malades, qu’il manquait de psychologie féminine dans un maison d’hommes, et que, réalité encore plus évidente, des jeunes ne se gardent pas seuls lorsque le travail appelle. Il admit que son ambition d’agir comme père et mère à la fois frôlait l’utopie. Ainsi l’offre faite par une jeune veuve du village de lui rendre service au besoin fut-elle bien accueillie. fille-rousse.jpgEstelle Lacombe se faisait plaisir en devenant utile, puisqu’elle se retrouvait maintenant  seule, sans enfant. Estelle cumulait à la fois les fonctions de bonne, infirmière, institutrice et confidente. Toute menue, portant fièrement une chevelure rousse, abondante, retenue  en chignon, elle avait fière allure. Lorsqu’elle arrivait vêtue de sa robe bleu ciel  à  petites fleurs et qu’elle nouait à sa taille un tablier d’organdi blanc, elle attirait les regards. Personne aux alentours ne portait de jugement, car madame Lacombe était une femme très à sa place, réservée, et surtout, fervente catholique. Le curé de la paroisse approuvait d’ailleurs sa démarche. Quant à monsieur Brodeur, il semblait ne pas la voir. Il demeurait fidèle à son image, c’est-à-dire intransigeant pour lui-même comme pour les autres. Personne  ne mettrait  son  honnêteté en doute; il agissait en conséquence. Les enfants s’attachèrent  à Estelle Lacombe. Elle leur apportait beaucoup, sur tous les plans.  Mais, aussitôt que Gabriel eut atteint ses douze ans, elle dut se résigner à déménager chez une de ses sœurs qui la réclamait à cause d’une maladie grave. Personne ne l’avait plus revue. Mais, aujourd’hui, confrontés avec la mort d’un être cher, il sembla aux garçons qu’elle leur manquait  plus que jamais.  Sur le parvis de l’église, son absence parvenait presque à être une présence.


diapo_guevara13.jpgHenri, l’aîné, ressemblait beaucoup à son père. De taille moyenne, cheveux noirs toujours bien placés, portant lunettes à monture sombre, il affichait le même air sérieux et confiant. Après avoir terminé des études à Montréal, il revint s’associer à son père, comme entrepreneur de pompes funèbres. Par le fait même, la maison de Joseph-Ernest Brodeur devenait aussi sa demeure.   Père et fils s’entendaient comme les deux doigts de la  main. En effectuant un retour chez-lui, avec en poche un diplôme et à son bras une épouse venant de la grande ville, Henri avait attisé les conversations aux alentours. Les femmes essayaient de lui trouver quelques rondeurs anormales après seulement deux semaines de mariage, tandis que les hommes eux, préféraient la reluquer, car elle possédait une certaine classe, et surtout, de très beaux yeux noirs, qu’elle maquillait légèrement. Mais  Elisabeth n'avait pas tardée à attirer la sympathie du voisinage. Sa simplicité, sa sociabilité et l’amour de la campagne qu’elle afficha dès les premiers temps de son  arrivée, l’intégrèrent assez rapidement à la société rurale. Elle s’acclimatait si vite, que, autour d’elle, on oublia presque son origine montréalaise. Le moment le plus cruel de sa vie, Henri venait de le subir. Il avait préparé pour le dernier voyage l’auteur de ses jours. Il s’était marché sur le cœur. Devinant que tel aurait été le souhait de son père, il conservait la certitude d’avoir répondu à une dernière volonté. Cette opinion lui avait infusé le courage nécessaire.

 

 

paysageCampagneAPerce_1950.jpgGermain représentait le cultivateur né. Le mode de vie qu’il préconisait se reflétait dans son allure. Tout en muscles, il était bâti pour les durs labeurs. Le teint basané, les cheveux perpétuellement en broussailles, au gré du vent, le sourire et la répartie faciles, il adorait la liberté que le travail aux champs lui apportait. Etabli au Rang du Nord, il exploitait une immense ferme. Il adorait tous les animaux qui l’entouraient. Il s’occupait certes de la revanche des berceaux, car Denise lui avait donné onze enfants en quinze ans de mariage. Financièrement, son père lui était venu en aide au départ, mais maintenant il volait de ses propres ailes. Les grands espaces verts, l’odeur du foin, la couleur d’un lever de soleil, le chant matinal des oiseaux, tout sur la terre le faisait vibrer intensément. Il s’identifiait « colon » et heureux de l’être. En Denise, il avait rencontré la conjointe idéale. Fille de cultivateur, elle connaissait toutes les facettes de cette vie. Bien en chair, elle avait conservé son visage espiègle de petite fille. Si elle n’attachait aucune importance à la qualité de ses vêtements, c’était tout autre chose pour leur propreté. Il fallait que tout reluise comme un sou neuf partout où elle passait. Elle jouissait d’une excellente santé, car jamais Germain ne l’avait vue alitée. Passer quelques heures en leurs présences équivalait à faire provision d’énergie et de gaieté.

 

 

qui-etes-vous-homme-mystere.gifGabriel ne parvenait pas à s’identifier. Tellement différent de ses deux frères auxquels il était fréquemment comparé, c’est chez lui que le départ prématuré de sa mère s’était toujours fait le plus sentir. Il n’aimait ni les études, ni la terre, et encore moins les morts. A ses yeux, son père ne faisait nullement preuve de compréhension ni d’ouverture d’esprit à son égard. Gabriel aurait souhaité recevoir l’accord et les fonds nécessaires du paternel afin de partir étudier le dessin, sa passion. Jamais il n’avait réussi à convaincre qui que ce soit de son sérieux et de sa détermination à réussir dans le domaine de son choix. L’étiquette de mouton noir et paresseux lui était accolée. A dix-sept ans, il choisit de partir pour la ville, même sans en attendre l’approbation. Monsieur Brodeur décida de ne pas se prévaloir de ses droits sur un fils mineur. Gabriel se voyait renié. Son lot deviendrait la misère. Mais il se sentait prêt à tout pour quitter ce village où jamais rien n’arrivait. Maintenant que le temps s’était écoulé, plus personne ne parlait de Gabriel. Aussi, tous sentirent s’éveiller une pointe de curiosité lorsque ce dernier revint à l’occasion du décès de son père. On s’entendait pour dire que, pour rien au monde, le plus jeune des fils Brodeur n’aurait manqué la chance de voir son père en tombe. La rancune qu’il ressentait encore, face à l’injustice dont il se croyait victime, se ravivait. Jamais plus il ne pourrait s’attendre à recevoir de pardon et c’était peut-être ce qui lui faisait le plus mal. On ne savait pas grand-chose à son sujet, sinon qu’il devait travailler dans une nouvelle usine : La Ste-Maurice’s Foundry. Une petite femme blonde, pâlotte et maigrichonne, l’accompagnait. A les voir ainsi ensemble, on aurait plutôt cru reconnaître frère et sœur que mari et femme, tellement ils possédaient physiquement les mêmes caractéristiques. Le couple n’annonçait pas l’abondance, loin de là.

 

 

Le cortège funèbre s’ébranla, en route vers le cimetière. MaisonA près d’un mille de l’église, le corbillard s’apprêtait à passer devant la maison familiale des Brodeur. Un peu en retrait, elle avait fière allure. La propreté des murs de briques, la grande galerie fraîchement repeinte, la cheminée très droite, comme au garde- à- vous, maquillaient extrêmement bien l’âge avancé de la demeure. Une longue clôture blanche bordait l’allée principale fleurie de rosiers rustiques et de cœurs saignants. A droite du vaste terrain, se retrouvaient les bâtiments et à gauche, le grand jardin ceinturé de pommiers et de pruniers. Deux gros érables ayant conservé encore quelques feuilles multicolores coupaient l’ambiance terne de l’automne.

A l’approche de chez-lui, Henri marmonna comme pour lui-même :

- Regardez bien Papa, une dernière fois, regardez comme c’est beau chez-vous. Dans votre grand trou, il va faire noir, …tellement noir!

Germain, qui jusque là s’était contenu, se laissa aller à sangloter comme un enfant.

 - Tais-toi donc, Henri, ce n’est vraiment pas le temps, enchaîna Gabriel, ému malgré lui.

- Si aujourd’hui ne te semble pas une journée de tristesse, qu’est-ce que c’est, selon toi? rajouta Henri à l’intention du benjamin.

- Laisse tomber, laisse tomber…

Le silence se fit de nouveau, aussi présent qu’inaudible. Germain, les yeux vagues, fixant sans doute des souvenirs, sortit brusquement de sa torpeur.

- Non! Non!...Voyez-vous ce que je vois? C’est impossible, je rêve? Quel salaud, quel salaud a osé faire ça?

Les portes de l’entrepôt avaient été brisées. L’ouverture béante laissait voir un assortiment disparate de cercueils. Le coup d’œil était macabre. Devant la maison, à droite du parterre, une pierre mortuaire miniature avait été déposée et une immense pancarte, lettrée gauchement à la main, prônait près de la plate-bande. On y lisait :lenbomeur


 

Le conducteur du corbillard avait sûrement aperçu lui aussi l’effroyable mise en scène, car on n’avançait maintenant qu’à pas de tortue. Dans l’automobile des fils, le chagrin avait cédé la place à la stupeur.


- Personne du village ne peut être assez méchant pour agir de la sorte, c’est abominable, réfléchit tout haut Germain.

- On ne connaît jamais trop bien ceux qui nous entourent. Il me semble que je n’aurai pas trop de temps à vivre pour assouvir ma vengeance, cria presque Henri. Je vous jure que je découvrirai l’imbécile qui a agi de la sorte. Pour quelle espèce de famille va-t-on passer? Les commérages vont débuter et pour longtemps encore.


Seul Gabriel restait impassible.


- Imaginez la peur que les femmes vont ressentir. Ça aurait valu bien mieux qu’elles nous accompagnent.

- Ecoute, Germain, sermonna Henri, notre devoir était de nous tenir nous trois ensembles. Papa a toujours pensé que seuls les enfants éprouvaient un chagrin véritable, lors du décès d’un parent. Personne d’autre ne possédait de souvenirs remontant d’aussi loin que sa naissance. C’était son idée.

- Doit-on ressentir du chagrin pour suivre une tombe, laissa échapper laconiquement Gabriel. Si vous répondez oui, je descends tout de suite.


Ses frères ne répondirent point. John-Leech1938Hudson.jpgGermain jeta un regard vers l’arrière afin de voir s’il apercevait Denise et les plus vieux des enfants, cordés dans la vieille Hudson 1938. Mais les vitres ayant commencé à s’embuer, il ne put que s’imaginer l’expression d’horreur se lisant sur son visage.


- Elisabeth se trouve-t-elle avec Doris?

- Bien oui, Gabriel. C’était convenu que ma femme accompagnerait la tienne. Mes deux garçons aussi doivent être montés avec elles dans l’auto du voisin.

- J’en reviens pas, faire une chose semblable!

- Je le sais bien, Germain.

Durant de longues minutes, le silence plana.


- Au fait, as-tu vu Lucien Cadotte, à l’église?

- Bien non…le dérangé à Cadotte, tu veux dire?

- Oui, oui, le sot du village.

- Tu ne penses pas…

- Je n’avance rien, je réfléchis, commenta Henri.

- Qui est-ce celui-là ? demanda Gabriel.

- Le garçon du défunt Alphonse, tu sais, dans le Rang du Ruisseau. Le bizarre à Cadotte. Son comportement ne s’est pas amélioré avec l’âge, loin de là, répondit Germain. Il devient de plus en plus absent. Il réussit souvent des coups d’éclat, crois-moi. Même si on le trouve timbré, sa mère, de son vivant, avait bien réussie à lui apprendre ses lettres ?

- J’ai rarement vu plus fou, des fois. S’il y a quelqu’un capable d’agir de la sorte, c’est bien lui, grimaça Henri.

 

 

Les fils, absorbés par leurs pensées, devinant aussi tout le branle-bas et la surprise que le décor impromptu avait causés chez les autres, ne se rendirent pas compte que les trois derniers milles les séparant du cimetière s’étaient estompés. Comme des automates, parents et amis se côtoyaient autour du cercueil, sans vraiment le voir. Réflexions, indignation, effroi et même sarcasme fusaient à qui mieux mieux. Le curé Gendron eut toutes les difficultés à capter l’attention, le temps d’une dernière prière et d’une ultime bénédiction. Évidemment, il ne souffla mot de ce qu’il avait lui-même aperçu. Tous et chacun avaient hâte que la cérémonie prenne fin. On s’excitait à la pensée de se retrouver chez les Brodeur, en train de discuter, de commenter, d’extrapoler sur le méfait. Pour des gens habitués à la routine et à la monotonie d’un village, ils venaient d’être servis à souhait. Un dernier Amen retentit en même temps qu’un froissement de feuilles se fit entendre. Les têtes se retournèrent en même temps, dans la direction des craquements. Lucien Cadotte s’enfuyait à toutes jambes, riant à s’étouffer.


Depuis six heures du matin, les femmes s’étaient affairées à préparer le dîner d’après cérémonie. A pas feutrés, chacune d’elles s’occupait soit au nettoyage, soit aux vêtements, soit au repas. Les gestes se posaient efficacement et en douceur afin de ne pas profaner le dernier repos de monsieur Brodeur, père. Quelques parents de la ville, arrivés la veille, ainsi que les trois garçons, récitaient déjà une prière devant le cercueil.

Pour la circonstance, une partie du salon double servait pour l’exposition du corps, et l’autre comme salle de repos. La maison était vaste, car, en plus, on y retrouvait au rez-de-chaussée une salle à dîner, la cuisine, la chambre des maîtres et même une salle de bain complète. A l’étage, on comptait cinq autres chambres identifiées du nom de la couleur de leurs murs. Les enfants, eux, sagement, étaient demeurés au lit jusqu’à ce que les mères donnent le signal du déjeuner. A neuf heures, le service serait chanté. On n’avait pas de temps à perdre et elles n’en avaient pas perdu.

Tout se trouvait donc fin prêt à l’arrivée des visiteurs. D’un geste rapide, Henri avait fait disparaître les articles de mauvais goût. Tout le monde parlait ensemble, si bien qu’avec cette cacophonie, on se saurait cru dans un poulailler.


- Pas de doute que Lucien Cadotte doit y être pour quelque chose. Sa présence au cimetière s’interprète ni plus ni moins comme une confession. Le temps du service, il a pu facilement se rendre ici en traversant la coulée. Les pieds de framboisiers ne nuisent plus à ce temps-ci de l’année. Rien de plus facile pour lui, s’enhardit monsieur Champagne.

- Connaissez-vous son dernier exploit, avança un autre voisin. Il paraît qu’il a passé une journée complète à la beurrerie. Assis par terre, il a regardé tourner la baratte et tout le temps il hachait la tête dans un même mouvement. Il répétait qu’il vengerait les vaches. Clermont l’endure, mais ça l’a inquiété. Le lendemain matin, la porte avait été défoncée et tous les bidons de lait renversés. Certain que c’est lui le coupable.


- La réalité peut être tout autre, osa dire Henri qui venait de se joindre au groupe.

- Oui, mais tu connais comme moi la peur de Lucien Cadotte envers les morts. Dans sa tête, c’est ton père qui faisait mourir les gens en les embaumant.


Les volutes de fumée s’élevant vers le plafond donnaient l’impression d’emporter avec elles des paroles lancées plus ou moins en l’air. Dans un autre recoin de la maison se regroupaient frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs du défunt. Après les formalités d’usage, Gaston, frère de feu Joseph-Ernest, certifia qu’il connaissait le misérable qui avait déshonoré leur nom. Il pouvait bien se permettre de le mentionner puisqu’autour se retrouvait seulement la parenté. Je ne vois que Gabriel pour faire une chose pareille. Il a toujours agi à sa guise. Il ne portait pas son père dans son cœur. De plus, il n’espère certainement pas une part d’héritage. Jos l’a renié déjà.


- Comment oses-tu, c’est infâme d’avancer des choses semblables d’un neveu. Ne répète jamais ces paroles idiotes, Gaston. La charité chrétienne nous défend de prêter de mauvaises intentions à notre prochain.

- Crie si tu veux, Berthe.


Gaston prit une profonde respiration, tira fortement sur le revers de son veston, avant de continuer dans la même veine.

- Personne ici n’a remarqué que Gabriel s’est absenté au moins une demi-heure, durant le service?

- C’est vrai, c’est bien vrai, se radoucit Berthe. Mais…

- Mais, mais… ça ne te saute pas aux yeux? Ne joue pas à l’autruche Berthe, regarde!


Le vent de suspicion tourbillonnait fort, faisant s’envoler en même temps les courants positifs et négatifs envers le neveu. Derrière la porte d’arche, un cri, suivi d’un bruit de chute se fit entendre. Doris s’était affaissée de tout son long. Le plateau qu’elle portait se brisant en mille miettes et son contenu se répandant tout autour avaient dispersé le groupe comme une barrière invisible. Elisabeth et Denise se précipitèrent. Elles regardèrent, mais Gabriel ne se trouvait pas dans la pièce. Des bras charitables transportèrent Doris dans la chambre des maîtres.

La défaillance de la femme de Gabriel avait jeté un froid aussi réel que la serviette glacée déposée sur son front par Elisabeth.

 

- Vous pouvez vous servir tout le monde, simplement un peu de fatigue, ça ira. Dans quelques minutes, Elisabeth et moi seront de retour. Ne vous gênez surtout pas, rajouta Denise. Henri connaît les airs, il va s’occuper de vous.

 

Elle se fit plaisir en ordonnant quelque chose à son beau-frère plus que parfait. Elle sourit d’aise en se retirant dans la chambre rejoindre les deux belles-sœurs.

 

- Ça va mieux maintenant? Demanda Elisabeth à Doris.

Elle lui tapota gentiment la main. Il faudrait qu’elle s’occupe d’elle. Ses yeux lançaient un appel à l’aide, mais Elisabeth ne parvenait pas à en déchiffrer le sens.

- Oui, je me sens mieux maintenant. Je regrette, je vous crée des problèmes. Je ne voulais pas. Mais je suis tellement fatiguée. Je n’ai pas pu supporter les propos de…

S’apercevant qu’elle allait trop parler, elle s’interrompit brusquement et se mit à trembler de tous ses membres.

- Voyons, voyons, calme-toi. Tu peux parler.

- Je ne peux pas, Denise, je ne peux pas…

Elle pleurait à chaudes larmes. Elisabeth fit signe de la tête à Denise et reprit :

- Très bien Doris, repose-toi. Nous allons t’excuser auprès des visiteurs. Fie-toi sur nous pour faire diligence et mettre tout ce beau monde à la porte au plus tôt. Les gens continueront leur discussion chez eux. La journée a été assez éprouvante comme ça.

Denis acquiesça.

- Il me vient une idée, rajouta Denise. Germain et moi devons passer au magasin général demain. Toi, tu peux encore demeurer une journée ou deux par ici, Elisabeth ne s’en plaindra pas, loin de là. Pourquoi n’en profiterions-nous pas pour aller prendre une petite liqueur entre femmes? On pourrait faire plus ample connaissance avec toi, Doris. Qu’en dis-tu?

- Ah! Mon Dieu, ça me plairait à moi dans tous les cas, échappa Elisabeth. L’occasion ne se représentera peut-être pas de sitôt.

- Vous êtes bien gentilles. J’accepte avec joie, entendu pour demain. Je vais essayer de dormir maintenant. Merci beaucoup pour tout.

 

Lorsqu’Elisabeth et Denise apparurent dans l’embrasure de la porte de la cuisine, des regards interrogateurs les suivirent. Ces dernières firent mine de ne s’apercevoir de rien et rejoignirent le groupe déjà attablé. Henri avait été jusque là un hôte parfait, ayant même servi les invités avec l’aide de Germain.

Gabriel n’avait pas été revu depuis le retour à la maison, mais personne ne s’en inquiétait. Le sujet de conversation ayant quelque peu dévié, grâce aux efforts déployés par certains à qui les ragots écorchaient les oreilles, le dîner s’avéra agréable malgré tout.

Comme souhaité, il ne fut pas tard avant que la maison ne redevienne calme. Germain repartait pour le Rang du Nord avec les enfants. Les plus vieux garderaient les plus jeunes, car Denise préférait demeurer chez Henri afin d’aider Elisabeth. Dans une demeure familiale, les corvées échoient presque toujours à la maîtresse de maison.

- Demain je reviendrai te chercher en fin d’après-midi, ça te va?

- Pas avant quatre heures, s’il te plaît, Germain.

- Très bien, j’obéis à ton commandement, mon général.

Il lui vola un baiser et partit aussitôt vers sa besogne.

 

Avant de s’attaquer à l’amoncellement de vaisselles, Elisabeth alla jeter furtivement un coup d’œil dans la chambre où reposait Doris. Elle dormait paisiblement. Un peu de rouge endimanchait de nouveau un rien ses joues. Gabriel entra sur ces entrefaites.

- Tiens, te voilà, toi, l’apostropha Denise. Remarque que peut-être ta femme aurait souhaité te voir près d’elle lorsqu’elle s’est sentie mal?

Gabriel perdit son air arrogant.

- Qu’est-ce qui lui arrive? Où est-elle?

- Reste calme! Elle dort maintenant. Elle ne semble pas avoir une grosse santé, ta Doris, perdre connaissance pour rien.

- Je veux la voir.

- Elle va mieux, laisse-la se reposer.

- Désires-tu manger quelque chose, tu n’as pas dîné, s’enquit Elisabeth.

- Merci, je n’ai pas réellement faim. Dans quelle chambre est-elle?

- Elle se repose dans notre chambre, reprit Elisabeth.

Tout en douceur, Gabriel ouvrit délicatement la porte de la pièce. Il s’assit sur le rebord du lit, retenant presque son souffle afin de ne pas la déranger. Il La trouvait si belle, si fragile, une véritable poupée de porcelaine. Il désirait tant la protéger afin qu’elle ne se brise pas. Mais la vie lui avait continuellement joué de mauvais tours. Elle le faisait vivre, elle devait travailler pour le nourrir. Un travail que les femmes bien regardent de haut. Et Doris s’y prêtait avec le sourire, pour que lui, Gabriel ne se sente pas trop dépendant et humilié.

- Pardon, pardon ma chouette. Je n’ai jamais pu être autre chose qu’un rêveur. Un rêveur qui ne sait rien faire, un rêveur qui t’a emmenée avec lui sur son nuage. Pardon de la vie de misère. Je n’ai jamais rien fait de valable. Maintenant, il me semble que je commence à réaliser que je ne vais nulle part. Je te promets que j’irai travailler à l’usine comme tu le désires tant. M’entends-tu poupée? Je vais faire ma part, je te le promets. Doucement, il effleura son front de ses lèvres. Sa main se fit indiscrète sur les chaudes cuisses laissées à découvert. Doris ouvrit lentement les yeux.

- Gabriel, …que je suis contente de te voir. Tu m’as manqué.

Pas un reproche, pas une question sur son absence. Avec elle, chaque instant était renouveau. Pas une goutte du passé ne restait en suspens dans son âme.

- J’ai marché, j’ai regardé la nature tout autour. Que de souvenirs! Je voudrais me départir de la haine qui m’habite, oublier à quel point je me suis senti seul. Je ne sais plus quel moyen prendre pour y arriver. J’ai tellement souffert de l’amour familial perdu. Les douceurs des paysages d’ici m’ont tellement manqué. Une soif de vengeance insatiable est en moi.

- Gabriel, Gabriel, ne fais rien que tu regretterais encore plus. Tu es mon mari, je veux toujours me sentir fière de toi.

- Tu n’as peut-être plus raison de l’être.

Doris resta estomaquée.

- Tu sais que je suis prête à tout pour toi?

- Oui, à tout, je le sais.

Lentement, Doris se redressa. Elle se blottit dans les bras de son époux. Leurs regards s’embrouillèrent. Gabriel se leva et sortit sans ajouter un seul mot.

 

Après avoir passé une nuit à dormir à poings fermés, vaincus par la fatigue, pour certains, ou encore une nuit blanche envahie par les idées noires, pour Doris et Gabriel, l’aube s’annonça silencieuse, doucereuse, mais aussi brutale que la sonnerie d’un vieux cadran. Taciturne, Gabriel ne souffla mot lorsque Doris le retrouva dans la cuisine. Sans équivoque, il avait passé la nuit assis dans la berçante, près du poêle à bois. Elle n’avait pas voulu le rejoindre avant le matin, désirant le laisser seul à ses réflexions. Élisabeth, Henri et les enfants les rejoignirent bientôt, redonnant vie à la maison aussi rapidement que le tisonnier faisait renaître le feu des cendres chaudes.

 

- On retourne en ville de bonne heure après dîner, annonça Gabriel. Il faut que je rencontre le « foreman » de l’usine.

- Eh! Pas si vite, beau-frère. Denise, s’étirant, venait d’apparaître au pied de l’escalier. On a une petite sortie entre femmes d’organisée pour cet après-midi.

- On ne pourrait pas attendre un peu, Gabriel ? J’aimerais vraiment sortir avec Élisabeth et Denise, pour une fois.

Sachant fort bien que sa femme ne se permettait jamais aucun caprice, il ne pouvait lui refuser ce petit plaisir. Il acquiesça à son souhait.

- Pour me faire pardonner, rajouta-t-il.

 

Le restaurant chez « Phil » retrouvait son calme. Les quelques ouvriers de voirie ayant terminé leur dîner, il ne restait plus que des habitués assis à discuter des nouvelles parues dans le journal de la veille.


LE PROCÈS DES CRIMINELS DE GUERRE DÉBUTE;

VINGT (20) COLLÈGUES D’HITLER AU BANC DES ACCUSÉS.

 

Ce gros titre s’offrait qu'en-dira-t-on aux discussions. Mais Nuremberg n’était pas à la porte et souvent on s’égarait autant sur les lieux que sur l’à-propos des sujets. Quant les trois femmes Brodeur entrèrent au restaurant, des yeux scandalisés les fixèrent. Avait-on idée en période de deuil de s’afficher ainsi dans un lieu public? Denise se fichait pas mal des qu’en-dira-ton, Élisabeth ne possédait pas encore complètement la mentalité campagnarde et Doris ne s’étant jamais posée la question, toutes furent-elles à l’aise de prendre place un peu en retrait et de commander des boissons gazeuses. Monsieur  Phil , lui, possédait un véritable don de courtoisie et surtout de discrétion. Pour discuter entre elles, l’endroit s’avérait idéal. Monsieur Phil ne voyait rien et n’entendait rien qu’il estimait n’être de ses affaires. Des murmures plus accentués parvinrent aux oreilles du trio féminin. Un vieux monsieur de la paroisse défrichait à haute voix , à un jeune inconnu, qui vraisemblablement ne connaisait pas la place, un article du quotidien.

 

A MONTRÉAL, LA POLICE FERAIT COMPARAÎTRE LIANE BRODEUR,

À L’ENQUÊTE SUR LA MORT DE SON ONCLE.

 

- Sais-tu, le jeune, que cette famille de Brodeur possède des proches dans notre paroisse? Joseph-Ernest a été enterré hier. Le déshonneur l’a emporté. Veux-tu que je t’apprenne autre chose? Lucien Cadotte, le fou a été acheté par cette femme ignoble pour exécuter la sale besogne dont tout le monde parle.

- Toute une nouvelle, ça, Monsieur.

- Certain! Je vais te dire plus : Liane Brodeur et la femme du plus jeune fils Brodeur ça ne me surprendrait pas que ça se trouve être la même personne.

- Voyons donc, faudrait que son nom de fille soit le même que son nom de femme.

- Crois ce que tu veux, fiston, mais on jase fort dans la paroisse et mes sources sont sûres renchérit le vieux Alphonse.

 

Doris blêmit quand elle vit les regards inquisiteurs que portaient sur elle, ses belles-sœurs. Mais elle se ressaisit rapidement.

- Ne vous imaginez rien de tel, je ne possède aucun lien de parenté avec cette fille.

- La routine est plutôt ennuyante par ici. Les vieux inventent souvent. Ne t’en fais pas, on sait faire la part des choses. Et comment une fille accusée de meurtre se retrouverait libre comme l’air?

Elles se mirent à rire.

- Merci, Denise, j’aime mieux en rire. De toute façon ce n’est pas par les journaux qu’on va apprendre à se connaître. Et je ne dispose pas de $0,03 par jour à jeter par les fenêtres pour de la lecture.

- Financièrement, c’est si difficile? Questionna Élisabeth.

- Plus que tu ne penses

- Tu ne manges pas à ta faim, c’est la raison de ton malaise d’hier?

- Mais non, Denise, la faim n’y était pour rien. C’est autre chose.

- Autre chose comme des commentaires entendus, s’empressa d’ajouter Élisabeth.

Doris ignora cette allusion.

- Vous savez, Gabriel a été profondément blessé par le rejet de son père. Il croyait qu’un jour ou l’autre Henri ou Germain lui donnerait des nouvelles, que son père excuserait sa forte tête. Mais rien de tout cela ne s’est produit. Une chance que Gabriel a toujours gardé contact avec monsieur Champagne, sinon il n’aurait même pas appris le décès.

- Quelle tristesse! compatit Élisabeth.

Continuant le fil de ses pensées, Doris ajouta :

- Je l’ai connu au restaurant où je travaillais, il était plongeur. J’ai tout de suite aimé ce grand jeune homme aux yeux si tristes.

- Comment ta famille a-t-elle pris ton intention d’épouser un garçon sans avenir?

- Je suis seule, Denise, une enfant illégitime.

- Excuse-moi, Doris.

- Tu ne pouvais pas savoir, Denise.

- Tu ne serais pas enceinte par hasard? Ça expliquerait ta faiblesse d’hier, questionna Élisabeth.

- Je ne pourrai jamais avoir d’enfant. Je pense plutôt que mon travail de nuit ruine un peu ma santé.

- Tu travailles la nuit? Gabriel accepte ça?

- Je suis serveuse dans un restaurant. Mais je ne me plains pas.

- Peut-être, mais tu fais encore plus pitié que moi avec ma ribambelle d’enfants.

- Le comportement de Gabriel m’inquiète. La haine lui transpire par les pores de la peau de ce temps-ci.

- Doris, je vais te poser la question directement : quels propos as-tu entendus? Tu avais commencé à parler mais sans jamais finir. On ne se fait plus de cachette, hein? Ça deviendra notre secret.

- Oh, Élisabeth, je ne sais pas comment vous dire. L’oncle Gaston croit que Gabriel est le responsable des événements d’hier. C’est connu, l’absent a toujours tort.

- Et tu crois que c’est possible, n’est-ce-pas?

- J’ai honte, mais oui, je le pense. L’attitude de Gabriel équivaut à un aveu, j’en suis convaincue.

Denise et Élisabeth échangèrent un regard de surprise, profitant du fait que Doris, sous le poid de ces paroles, avait baissé les yeux. Le silence écrasa les confidences. Denise se leva la première.

- Il faut filer, bientôt quatre heures, Germain va m’attendre.

- Allons-y.

Les sourcils en point d’interrogation, Doris s’enquit :

- Et si j’étais la responsable, vous m’en voudriez pour toujours?

- Ne dis pas de bêtises, tu désires couvrir Gabriel, n’est-ce-pas? Voyons donc! On ne le fait pas à Élisabeth. Et comment te serais tu évaporée de notre vue comme ça? Voyons, une meilleure que ça comme excuse.

 

D’un pas rapide. Les dames Brodeur franchirent le petit pont enjambant le ruisseau Grand ‘Maison. Le restaurant chez Phil gardait entre ses murs les confidences et les racontars. Élisabeth, Denise et Doris jouèrent celles qui ne savent rien, la discussion bifurquant plutôt sur l’air frisquet de l’automne. Des pas pressants se firent entendre derrière elles.

- Salut, Miss, surprise de me voir, je suppose? Doris figea sur place tandis que les deux autres dévisageaient le jeune homme, croyant le reconnaître.

- Tu te trouvais au restaurant tout à l’heure, toi? questionna Denise.

- Et oui, c’est défendu? Je vous ai bien vues là, moi aussi. Celle-ci encore plus, dit-il, pointant du doigt Doris qui semblait momifiée,

- Sale voyou! Je ne te connais pas. File!...

- Quand je t’apporte de l’argent pour un petit service particulier, tu fais preuve de beaucoup plus d’amabilité, Miss.

- Va-t-en, va-t-en!

Doris s’enfuit à toutes jambes.

- C’est ça, cache-toi, hypocrite! On se reverra bientôt.

Il tourna les talons, se soustrayant aux questions suspendues aux lèvres d’Élisabeth et de Denise. Germain entrait à la maison familiale en même temps que, à bout de souffle, Doris s’y engouffrait.

- As-tu rencontré un ours, belle-sœur, pour courir de la sorte?

- Non, non! Je me suis rappelé qu’il fallait être chez-nous avant la soirée. C’est pour le travail à Gabriel, tu comprends?

- Tu vas te rendre malade, ralentis un peu… Les autres te suivent, je suppose?

- Elles ne devraient pas tarder.

 

Gabriel, pressé de s’éloigner de cet endroit de malheur et surtout voulant rayer les sombres pensées et les regrets qui l’assaillaient de toutes parts, prenait place derrière le volant. Doris l’aperçut. Les regards de détresse lancés par son épouse lui indiquèrent clairement qu’il urgeait de disparaître. Le temps de quelques toussotements et la vieille bagnole s’éloigna sans plus de préambule. Élisabeth et Denise les virent filer, ne comprenant plus rien à rien. Jusque à tard dans la nuit, les deux couples essayèrent d’analyser la situation. La trame se trouvait enchevêtrée à ne plus savoir que faire et que penser.

 

Pour les proches du défunt, plus profondément touchés par les événements, la logique succédait aux sentiments à un rythme effréné. Involontairement, tous les villageois se retrouvaient eux aussi au centre de l’énigme : les commérages courent vite. Henri et Germain, mis au courant par leur épouse de tout ce qu’elles avaient appris et de la scène à laquelle elles avaient assisté, se sentirent dépassés. Élisabeth n’arrivait pas à croire que Doris, si douce, puisse être autre chose qu’une épouse aimante. Pourquoi le jeune inconnu du restaurant avait-il semé des doutes?

 

- Tu te laisses emporter par les sentiments, lui répétait Henri, personne ici ne la connaît vraiment.

- Pourtant, tout ce qu’elle nous a raconté, c’est son cœur qu’elle ouvrait.

 

Denise ne parlait pas. Elle tenait fermement la main de son époux, craignant d’être emportée par le climat malsain qui s’abattait sur la famille. Tour à tour, les soupçons se portaient sur Gabriel, à cause de sa haine et de ses rancœurs évidentes, ou sur Doris qui ne semblait pas blanche comme neige. Germain n’admettait pas que l’on accuse Gabriel. Pour lui, Lucien Cadotte, en s’affichant au cimetière, avait avoué sa faute. Tous les voisins aux alentours partageaient son point de vue.

 

- Ton idée en vaut bien d’autres, mais, dans tout ça, il ne se trouve qu’une personne pour identifier le coupable. C’est le ou la responsable.

Denise avança une opinion.

- Et si la vérité était que Doris a payé Cadotte pour le méfait? On en parlait au restaurant.

Élisabeth repris la défense de Doris.

- Je sens que c’est impossible, Denise, voyons, elle ne le connaissait pas.

- Et si la vérité était que Doris et Liane Brodeur ne font qu’une?

- De la pure fantaisie, tout simplement…

- Je ne comprends plus. J’aimerais bien réussir à faire le grand ménage dans mes idées aussi bien que je le fais dans la maison. Il flotterait peut-être une odeur de propreté autour de nous.

Germain conclut :

- Si vous voulez mon avis, personne ne possède de preuves. Il ne faudrait pas qu’on laisse exploser la situation. Une seule ligne de conduite reste à suivre : chacun reprend son boulot, comme si de rien n’était. Peu à peu, la mèche va s’éteindre d’elle-même. Un jour, la réponse nous parviendra.

- De bien belles paroles, frérot, mais faudra que vengeance arrive aussi.

- Si tu cries vengeance, Henri, tu ne vaux guère mieux que Gabriel, que tu soupçonnes.

- Excuse-moi, Élisabeth, je te donne raison. Essayons d’oublier sinon, on risquerait de se faire beaucoup plus de mal que de bien.

 

Les étreintes cette fois se firent plus franches et plus tangibles. Les liens familiaux les réunissaient autant que les lourds secrets incrustés dans leur cœur.

 

 

Paulin, Pauline, comme on le surnommait, déambulait d’un pas rapide sur la rue principale. Il préférait ne parler à personne. Une femme l’attendait à quatre coins de rue de là. Normalement, à chaque saison, il quittait le minuscule appartement qu’il habitait à Montréal et venait faire une sorte de pèlerinage dans la petite ville qui l’avait vu naître. Mais, cette fois-ci, une année complète s’était écoulée depuis sa dernière visite. A son désagrément, on le reconnaissait toujours. Des gens, plus hypocrites que d’autres, essayaient de s’enquérir de sa santé et de son travail. Mais il savait reconnaître, à leur sourire narquois, qu’ils espéraient le mettre dans l’embarras. Une carapace presque visible le protégeait de tous les propos malveillants. Il s’y était fait depuis le temps. Âgé de vingt-trois ans, il possédait un vécu de quasiment le double. Son accoutrement n’aidait pas à passer inaperçu. Un long manteau sombre frappant les chevilles à chaque mouvement, une écharpe de soie fuchsia nouée autour du cou, un chapeau gris à large rebord, rehaussé d’une fleur de soie de même couleur que son foulard, dénotaient l’excentricité et l’originalité du personnage. Il se sentait aussi à l’aise vêtu d’un pantalon de laine qu’enveloppé dans un sarreau de satin. Les gouttelettes d’eau qui tombaient de plus en plus lui fouettaient la figure. Il arrivait à destination. Un peu en retrait de la maison de chambres, il reconnut la silhouette de l’amour de sa vie. Prévenue par téléphone quelques jours plus tôt, elle se trouvait bien au lieu de retrouvailles habituel.

- Bonjour Maman, viens que je t’embrasse! J’espérais tellement cette rencontre.

- Bonjour Paulin, …comme tu es beau et élégant!

Il n’y avait qu’elle pour le comprendre. Sans sa mère, le courage lui aurait fait défaut depuis longtemps.

- Donne-moi le bras, il faut se hâter de rentrer. Il commence à faire froid…Où demeures-tu maintenant?

- Tout près d’ici. J’ai une chambre beaucoup plus grande et confortable que la dernière, surtout bien ensoleillée. J’ai même réussi à te faire un petit coin. Peut-être resteras-tu un peu plus longtemps?

- Tu sais bien qu’il m’est difficile de m’attarder. J’ai un travail à Montréal.

- Ah oui! La coiffure pour dames. Je te dis que par ici tu te ferais regarder de travers.

- Pourquoi penses-tu que je demeure en ville?

- Pour autant que tu es heureux, je suis contente.

 

Ils furent bientôt rendus à destination. Autour d’un bon repas ils commencèrent à parler chacun de leurs projets, des événements quotidiens et de leur état d’âme. En fils aimant, il remit assez d’argent à sa mère pour qu’elle puisse subsister jusqu’à sa prochaine visite. Ce scénario se déroulait régulièrement depuis maintenant six ans. Aucun recoin de son cœur n’était inconnu de sa mère. Paulin, Pauline, comme on n’avait cessé de l’appeler, se sentait autant femme qu’homme. Il possédait une personnalité douce, sensible, artistique, alternant avec des poussées de rudesse et de violence. Même s’il vivait avec un autre jeune homme de son genre, souvent il ressentait un besoin impérial de faire l’amour à une femme. A Montréal, rien de plus facile. Anonymement, tu rencontres une fille tout aussi anonyme et le ménage, même marginal, est préservé. Depuis sa plus tendre enfance, il ressentait dans ses pensées, ses agissements, et même dans son corps, un perpétuel conflit entre cette dualité féminine et masculine. Physiquement, c’était un homme. Mais psychologiquement, ce n’était pas si évident. Jamais sa mère ne l’avait repoussé. Tout l’amour qu’elle n’avait pu partager avec un mari, elle l’avait reporté sur ce fils. On avait beau l’appeler Pauline lorsqu’il s’amusait à revêtir des tenues féminines, on avait beau le ridiculiser, en aucun temps, elle ne se liguerait contre le mode de vie qui le comblait.

 

- Paulin, je n’aime pas revenir en arrière, mais j’espère que je ne t’ai pas trop fait souffrir avec les révélations que j’ai laissé échapper lors de ta dernière visite?

- Ne t’inquiète pas, Maman. J’ai été surpris, d’accord, mais j’étais en droit de tout savoir. Tu as bien agi. J’ai atteint ma majorité maintenant.

- Je désirais enterrer avec moi mon secret, mais cette journée-là, les événements ont fait resurgir le passé

- J’ai toujours su que mon père ne pouvait être qu’un homme bien pour que tu l’aimes. Mais il ne s’est jamais élevé à ta hauteur. Il n’a jamais essayé de savoir ce qu’il advenait de toi. Il a profité de ton absence, comme on utilise une gomme à effacer, pour annuler ses erreurs.

- Ne garde pas rancune. Tout est classé dans mon cœur, et je t’ai toi.

- Peut-être, mais moi, Maman, est-ce que se serais devenu une personne si déchirée si j’avais pu profiter de la présence d’un père? Est-ce que tous les deux on vivrait une vie si misérable? Joseph-Ernest Brodeur, mon père…j’ai peine à le croire…Je pourrais m’appeler Paulin Brodeur…

- Tu n’aimes pas être un Lacombe? taquina-t-elle.

- Au contraire!

Il l’enlaça, la soulevant de terre. Les rires tintèrent, amenuisant la lourdeur de la discussion.

- Tu sais Maman, le jour de tes révélations, avant de retourner à Montréal, je me suis rendu dans ton village natal.

La stupéfaction se vit sur la figure d’Estelle Lacombe.

- Je désirais connaître l’endroit, marcher dans les mêmes rues que tu avais arpentées, voir la maison où j’ai été conçu. J’ai même rencontré les femmes de mes demi-frères au restaurant du coin.

- Je ne croyais jamais que tu aurais aimé te retremper dans ton passé.

- Quoi de plus normal? Il fallait bien que je réponde au moins à quelques points d’interrogation. Si je te disais, Maman, que je connaissais l’une d’entre elle. Elle fait partie, disons, de mes rencontres nocturnes. Elle demeure tout près de chez-moi d’ailleurs. J’ai appris tout ce que je voulais savoir sur la famille Brodeur. Je te jure que les ainés du village ne se font pas prier pour jaser, et toujours plus que moins. On invente même des histoires de meurtre. Ça m’a fait sourire. J’ai l’impression d’avoir fréquenté une école spécialisée avec tous les renseignements reçus.

- Qu’est-ce-que ça donne de raviver le passé?

- Pour moi, Maman, j’en ressens la paix de l’âme et le plaisir d’une vengeance assouvie. Henri, Germain, Gabriel et tous les autres membres de la famille vivent maintenant avec mon fantôme. Un fantôme qui les habite depuis bientôt un an, et cela sans même me connaître. Mon geste habite et tourmente leur esprit. Pour eux restent l’énigme et une blessure d’orgueil qui se guérit beaucoup plus difficilement que l’abandon.

 

Estelle Lacombe jeta un regard inquiet à ce fils parfois si doux, mais pouvant aussi se révéler cruel. Elle comprit qu’il ne larguerait plus aucune explication ni aucun commentaire. Durant vingt-trois ans elle avait conservé son secret, maintenant et pour aussi longtemps, Paulin posséderait le sien.

 

La girouette tout au haut du clocher, indiquait nord-est. Le vent soufflant par rafales et l’amoncellement de plus en plus important de nimbus annonçaient qu’il ne se ferait plus tard avant que la neige n’apparaisse.

 

 

 

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